Regard d’un diplomate français au sujet du Japon

Chacun sait que l’information sur le continent asiatique ou sur ses populations est rare et souvent pleine de clichés. Pour remédier à ces défauts, il faut alors lire les revues spécialisées en vue d'une meilleure analyse. Mais alors, la longueur des articles et le jargon employé peuvent s'avérer décourageants pour le lecteur.

J’ai eu la chance de faire une grande partie de ma carrière diplomatique en Asie, et on peut donc estimer que mon regard à son égard revêt un certain intérêt, même si je suis conscient qu’il porte sur une époque relativement ancienne (1990-2018), que l’Asie d’aujourd’hui n’est plus la même que celle que j'ai jadis connue, et qu'aussi le regard que j’ai pu porter à son sujet puisse ne pas être identique à celui d’autres diplomates en poste à la même époque, s'agissant en particulier d'un aussi grand pays que le Japon par sa diversité.

 

Encore aujourd'hui où je suis placé à la retraite, je me rends au Japon chaque année pour raisons personnelles et je constate à chaque fois que contrairement à ce qu’on dit trop souvent, le Japon ne cesse de changer.  Alors, quel peut être l’apport de ces quelques lignes pour le lecteur qui s’intéresse à l’Asie ? Mettons de côté – c’est sans doute injuste mais c’est ainsi – les quelque 250 000 visiteurs de la « Japan Expo » de Villepinte qui sont pourtant à peu près aussi nombreux que les touristes français de passage dans l’archipel et 6 fois plus importants en nombre que les Français qui y résident. N’est-il pas audacieux de penser que le regard d’un ex-diplomate, même s’il y a passé beaucoup de temps, est plus significatif ?

 

Un des premiers livres que j’ai lus avant même de me rendre dans l'archipel nippon a été «  L’Empire des signes  » de Roland Barthes, publié en 1970, à la suite d’un voyage dans ce pays. On pouvait s'imaginer à l'issue de sa lecture : il a tout compris, alors que son séjour y avait été bref et qu'il ne parlait pas la langue japonaise. Je lis en ce moment le dernier livre de l’ami Philippe Pons, fin connaisseur de ce pays où il vit depuis la fin des années 1970 : « Tôkyo-Bohème : Au fil des rencontres (1970-2024) », et il ne dit pas autre chose : une expérience personnelle sur le long terme est importante pour connaître et pouvoir parler d'un pays, d'un peuple, d'une autre culture.

 

Avec toutes ces réserves, il reste ce qu’on a vu et entendu, qui aide à mieux comprendre le présent dont je retiendrai quatre aspects, sans ignorer ce qu’ils ont de fragmentaire. Je commencerai par ce qui a fait une bonne partie de mon travail, l’observation de la politique. Les chefs de gouvernement japonais sont tous issus depuis 1955 du Parti Libéral Démocrate (PLD) sauf durant deux brèves interruptions en 1993-1996 et 2009-2012 ; encore que certains Premiers ministres issus de l’opposition étaient en fait des transfuges du PLD dont l'un des derniers, M. Noda Yoshihiko (2011-2012), membre du Parti Démocrate (PDJ), s'est vu attribuer la responsabilité de la catastrophe nucléaire de Fukushima (11 mars 2011) dont il n’était en rien coupable puisqu’il n’avait pas pris la décision de faire construire cette centrale nucléaire vulnérable mais avait au contraire cherché à faire la lumière sur les causes de l’accident que le gestionnaire TEPCO avait cherché à cacher.

 

Pourquoi rappeler aujourd’hui une telle tragédie ? Pour au moins trois raisons :

  • A Tôkyô, pourtant à 300 km du site de la catastrophe, encore aujourd’hui on se munit d’un compteur Geiger quand on se rend dans les parcs de la capitale, surtout avec des enfants, plus vulnérables aux radiations ;
  • Les ex-habitants de la zone contaminée pour des centaines d’années sont bien sûr exclus de chez eux – certains y reviennent à leurs risques et périls ;
  • Cela reste en permanence une pomme de discorde avec les pays voisins, notamment la Chine avec laquelle ont lieu des négociations sur le rejet dans le Pacifique des eaux tritiées de Fukushima.

 

Mais surtout, l’affaire est symptomatique en ce sens qu’elle révèle un goût du secret et parfois du mensonge qui n’a cessé d’émailler l’histoire du Japon. Si l’ancien Premier ministre Fumio Kishida a été contraint par impopularité de renoncer à son poste, c’est que l’opinion s’est rendu compte que la corruption avait gangrené les factions à l’intérieur du Parti. A l’heure où sont écrites ces lignes, un des 9 candidats -dont 2 femmes- a été élu à la présidence du PLD dont tout le monde considère qu’elle vaut automatiquement désignation comme Premier ministre (un processus électoral qui échappe aux électeurs, cela se voit ailleurs…) car l’opposition (Parti Démocrate Constitutionnel), dont le représentant sera justement Yoshihiko Noda, 67 ans, évoqué ci-dessus, se montre incapable de proposer une alternative crédible à des citoyens pourtant majoritairement mécontents, avant la décision finale du Parlement qui tombera le 1er octobre. M. Ishiba Shigeru, âgé de 67 ans lui aussi, élu à la tête du PLD, devrait donc être le prochain Premier ministre (NDLR : M. Ishiba Shigeru a en effet été élu Premier Ministre le 1er octobre).

 

Le premier enseignement de l’histoire est donc cette confiscation, acceptée par résignation, du pouvoir politique par une petite élite le plus souvent héréditaire. 

 

La politique, c’est en grande partie la sécurité de l’archipel et celle-ci a en fait peu changé depuis 1945 : elle a été confiée aux États-Unis et les années n’y font rien. Depuis le traité de sécurité nippo-américain conclu en 1951, les Américains font en réalité ce qu’ils veulent et beaucoup de Japonais ironisent en qualifiant leur pays « d’État américain ». Le Japon y trouve son compte : il est environné de pays hostiles – Chine, Corée du Nord et souvent aussi du Sud, Russie avec laquelle aucun traité de paix n’a pu être conclu depuis la Seconde Guerre mondiale. Le parapluie américain, entre autres nucléaire, est là pour protéger l'archipel.

 

S’agissant d’équipements de défense, une grande partie (environ 30%) de la sous-traitance est assurée par l’industrie nippone mais jusqu’à présent, chaque fois que le gouvernement planifie la construction d’un successeur au chasseur bombardier Mitsubishi A6M Zéro, avion meurtrier de la guerre du Pacifique, Washington l’interdit.

 

C’est pourquoi Shinzô Abe, détenteur du plus long mandat de Premier ministre que le Japon ait connu (2006-2007 puis 2012-2020) voulait révoquer l’article 9 de la Constitution dans lequel « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre... » et s'engage à « ne jamais maintenir de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. » Sinzô Abe n’y est pas parvenu. Aujourd’hui encore, certains hommes politiques parlent de bâtir une force nucléaire mais la majorité de la population est toujours opposée à la révision de l’article 9.

 

Qu’on me permette une anecdote remontant à un premier séjour dans les années 90 qui en dit beaucoup. Un ami diplomate japonais parfaitement francophone, ancien élève de l’ENA, aujourd’hui ambassadeur, m’invite à une grande revue de la force navale nippone – elle a toujours été le fer de lance des Forces japonaises d'autodéfense de l’archipel depuis 1945. J’en ressors avec une forte impression et l'interroge : « dommage qu’elle soit entre les mains de Washington, non ? ». Sa réponse : « J’aime beaucoup la France mais si un de nos voisins veut nous faire la guerre, ton pays est trop loin pour venir à notre rescousse, c'est la raison pour laquelle on s’en remet aux États-Unis ».

 

Sait-on que tout projet du Gaimusho (le MAE nippon) susceptible d’affecter la relation de sécurité avec les États-Unis se doit d'obtenir avant sa mise en œuvre un visa de la Direction d’Amérique du Nord de ce ministère ?

 

Dans les années 60, de puissantes manifestations pacifistes ont eu lieu au Japon ; aujourd’hui, la population, en particulier la jeunesse, semble regarder ailleurs. Elle s’étonne qu’un pays aussi endetté promette une forte augmentation des dépenses militaires (hausse de 17% sur un an), dans un contexte de fortes tensions sino-américaines qui risquent fort de l’entraîner à son corps défendant dans un conflit qu’elle tente d'éviter.

 

Le rôle que pourrait alors jouer la France incite à la modestie : comment intervenir avec un unique porte-avions qui n’a retrouvé son quai habituel qu’en mai 2018 après 15 mois en cale sèche ? D’où un certain scepticisme pour la stratégie QUAD (Quadrilateral Security Dialogue) qui avait peut-être un sens pour son promoteur Shinzô Abe dans l'espace indopacifique mais dont la déconvenue australienne a montré la fragilité pour la France.

 

On se souvient que son bras naval armé, Naval Group, qui avait vendu pour 56 milliards d’euros 12 sous-marins à propulsion classique à l’Australie, a été désavoué par celle-ci qui leur a préféré 8 sous-marins nucléaires américains en même temps que le pacte de coopération tripartite AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), négocié en secret. Celui-ci a été dévoilé lors d'une visioconférence retransmise de la Maison Blanche entre ses trois tenants : Joe Biden, Scott Morrison et Boris Johnson, le 15 septembre 2021. La technologie américaine permet de conserver pendant 33 ans le même combustible alors que celle des sous-marins diesel que Naval Group avait vendus (mais non encore livrés) exige que le combustible soit remplacé tous les sept ou dix ans. La coopération militaire entre les trois pays anglophones se poursuit sans la France, avec la Chine en ligne de mire. Un point de détail important de l'accord AUKUS (qui n’est pas de jure une alliance militaire, donc ne crée pas d’engagement de défense réciproque) : des sous-marins britanniques et américains auront l'usage de la base navale de Stirling en Australie-Méridionale à partir de 2027.

 

En réponse au camouflet australien, la France, dont le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Jean-Yves le Drian, a estimé qu’il s’agissait de « comportements inacceptables entre alliés et partenaires, dont les conséquences touchent à la conception même que nous nous faisons de nos alliances, de nos partenariats et de l'importance de l'Indopacifique pour l'Europe », a par la suite rappelé momentanément ses ambassadeurs en Australie et aux États-Unis pour montrer son fort mécontentement.

 

La Chine et la Corée du Nord ont de leur côté condamné l'accord AUKUS. Si rien ne prouve a priori leur implication dans les émeutes qui fragilisent la France et ses territoires dans les océans Indien et Pacifique, on peut se demander si ces deux pays n'ont pas joué un rôle direct ou indirect pour faire échouer l’accord franco-australien qui figurait l'un des piliers de notre stratégie indopacifique.

 

Deuxième enseignement, l’Océan Indien et le Pacifique sont loin de la métropole, les défendre ne peut qu’être coûteux et difficile.

 

Être un diplomate au Japon, à quoi donc cela sert-il ? A tout le reste ! Quelques exemples dans un panorama sans limites :

 

D’abord la langue et la culture. Combien de Japonais parlent français ? Moins d’un million dans un pays de 125 millions d’habitants, mais où l’influence française reste considérable. La cuisine y joue son rôle : un repas d’apparat à la Cour impériale est constitué de mets français. Aucun des 7 consuls honoraires japonais n’est francophone mais ils consacrent une partie de leur fortune personnelle aux opérations des Instituts ou Alliances françaises et se joignent aux célébrations de notre fête nationale du 14 juillet. Les diplomates qui le peuvent, parmi lesquels l’auteur de ces lignes, ont à cœur de rendre visite dans tout le pays aux innombrables associations d’amitié où là encore bien peu parlent français mais qui témoignent, comme lors d’une tournée de l’équipe de France de football ou de rugby, de la popularité, et quelquefois de l’affection, certes rare, que peut éprouver le peuple japonais à l’égard de notre pays.

 

Parmi des milliers, venons-en à une opération culturelle en particulier à laquelle je n’ai pris aucune part mais qui résonne encore dans certains magazines japonais. « No man's land » est une exposition majeure qui a eu lieu à Tokyo du 26 novembre 2009 à mi-février 2010 dans les anciens locaux de l'Ambassade de France, juste avant leur destruction. Laissant une totale liberté à 70 artistes mondialement reconnus (Claude Lévêque, Speedy Graphito, Jef Aérosol, Christian Boltanski, Hiromix, Jean-Luc Vilmouth, Georges Rousse, SANAA) ou émergents (Pierre Filliquet, Agathe de Bailliencourt, Nobuhiro Fukui, Sir Alice, Mayumi Terada, Emmanuel Guillaud, Matthieu Manche, Nicolas Buffe, Pierre Jean Giloux), « No man's land » a été l'une des expositions les plus visitée à Tokyo au cours de la saison 2009/2010 (85 000 visiteurs en 44 jours d’ouverture au public).

 

L'exposition a été organisée par Hélène Kelmachter : « Nous avons intitulé cette exposition No man's land car nous sommes effectivement dans un lieu que ne possède pleinement personne. Depuis le 1er novembre, l'ensemble n'est plus français, bien que les murs appartiennent à la France jusqu'à leur destruction, mais il n'est pas japonais non plus, même si le sol est géré par des entreprises nippones » , expliquait-elle. Une telle exposition éphémère, unique, dans un tel lieu officiel déserté, permet aussi, selon Mme Kelmachter, « de repenser la question du territoire de l'art ».

 

L’ancienne ambassade avait été édifiée en 1957 par Joseph Belmont - l'un des pères de la BNF et de la Grande Arche de la Défense. Sa destruction imminente a permis de laisser libre cours à des créateurs japonais comme français pêle-mêle : tableaux d'affichage sportifs, familles de robots, vidéos érotico-culinaires, etc.

 

Ce que beaucoup de Japonais aiment dans la France, plus même que certains Français, c’est la fantaisie d’événements comme la cérémonie d’ouverture des JO, pas seulement ceux qui viennent d’avoir lieu à Paris mais déjà pour Albertville 1992, l'ambassade de France à Tokyo avait reçu des centaines d'appels téléphoniques : le public nippon voulait savoir qui avait réalisé cette superbe ouverture – c’était Philippe Decouflé qui, depuis, a fait carrière.

 

Troisième enseignement, la France est reconnue pour sa créativité. 

 

Celle-ci a fait également la réputation de notre cinéma, même si on a peine à trouver aujourd’hui des successeurs à Jean-Paul Belmondo et Alain Delon - on m’a dit que je ressemblais aux deux ! Qu’importe le fantasme, ils ont été la France.

 

Il faut dire que d’importants Japonais ont contribué à cette popularité : le maire de Yokohama où a été organisé un remarquable festival du film français jusqu’à ce que son successeur trouve que cela coûtait trop cher, les salles de cinéma de plusieurs milliers de places du complexe Bunkamura à Tokyo où le groupe Tôkyû a programmé jusque récemment un grand nombre de films français, feu le gouverneur de Tôkyô Ishihara Shintarô qui donnait même des leçons à la France car il soutenait à juste titre que la langue française ne lui appartient pas…

 

Aujourd’hui encore, le film français, même s’il n’a plus la même popularité d’autant que la pandémie a fragilisé le secteur, résiste bien, soit avec les gros budgets de Luc Besson soit au contraire avec des films peu coûteux comme « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain » au début des années 2000, au point que des circuits touristiques sont organisés sur les lieux de tournage, dont plus récemment celui d’« Une belle course ».

 

Enfin, la campagne, contrairement à ce qu’on pourrait croire, est aussi un trait d’union. Bien que les structures de production soient différentes, le petit territoire japonais étant plus propice aux exploitations familiales, les deux pays ont en commun un fort attachement à la diversité et à la qualité de l’alimentation. En commun aussi la crise de l’agriculture : comment faire face au vieillissement qui touche aussi ce secteur ? Comment limiter le recours aux engrais chimiques et aux OGM ? Comment protéger les appellations géographiques ?

 

Des réunions officielles bilatérales ont permis d’envisager échanges d'étudiants et projets de culture et transformation alimentaire croisés.

 

Ce qui malheureusement est commun aux deux pays, c’est la désertification des campagnes qui contraste avec l’hypertrophie des grandes villes – outre Tokyo, Osaka, Nagoya, Fukuoka, Hamamatsu et Sapporo comptent parmi les plus grandes villes où se concentre la majorité de la population jeune et donc des activités pendant que dans la partie déshéritée, comme en France, les municipalités offrent des locaux ou des séjours pour que viennent s’installer les jeunes générations. Au total, l’urbanisation est au Japon la plus poussée du monde, y compris la France, mais la forêt est tellement déserte que des ermites y ont élu logis.

 

En guise de brève conclusion, séjourner au Japon est une expérience ambiguë. On ne peut jamais oublier qu’on y est étranger comme s’attachent à le rappeler les interlocuteurs, même si on y vit de longue date, si on parle la langue, etc.  Mais en même temps, l’étranger, du moins européen, y est bien traité au point que même l’ancien ennemi a réussi à y survivre, cantonné à la campagne tout en endurant les mêmes pénuries que les Japonais à la fin de la guerre.

 

Aujourd’hui, ce mélange entre Japonais et étrangers offre à tous des avantages dans ce pays où beaucoup de proches de l’auteur de ces lignes ont choisi d’y vivre et d'y rester.

 

 

 

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Ancien élève de l’ENA et diplomate, Yves Carmona a passé la plus grande partie de sa carrière en Asie : conseiller des Affaires étrangères au Japon à deux reprises, premier conseiller à Singapour et ambassadeur au Laos puis au Népal (2012-2018). Dans ces postes comme dans ceux qu’il a occupés à Paris, il a concentré, y compris comme étudiant en japonais, son attention sur l’évolution très rapide des pays d’Asie et de leurs relations avec la France et l’Europe. Désormais retraité, il s’attache à mettre son expérience à disposition de ceux et celles à qui elle peut être utile.

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