Le Japon est-il souverain ?

En novembre 2023, les autorités japonaises ont attendu l’annonce officielle de Washington pour se décider trois jours après à confirmer à leur tour qu’un avion V-22 Osprey de l’armée américaine s’était effectivement écrasé sur leur sol.

 

Cet épisode illustre à lui seul le niveau de vassalité du Japon envers les États-Unis. Une vassalité née à la fin de la Seconde guerre mondiale où, après sa défaite, le pays a connu sept années d’occupation américaine. Il était dans l’ordre des choses qu’un pays occupé se soumette à la volonté de son occupant. Ce l’était moins que le Japon continuât d’agir de la sorte après avoir été libéré de l’occupation par son vainqueur par le Traité de San Francisco de 1951. Une « libération » néanmoins étroitement encadrée par les Américains. Certes, le Japon est un pays indépendant et souverain depuis 1951.

 

Or, avec tout le respect dû à cette souveraineté, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi le Japon :

  • Laisse-t-il plus de 10% de son espace aérien contrôlé par l’armée américaine et interdit d’accès à ses propres citoyens ?
  • Place-t-il les 50 000 soldats américains stationnés sur son sol au-dessus des lois du pays, pour ainsi dire ?
  • Tolère-t-il que tant de dirigeants japonais d’après-guerre aient eu leur vie politique écourtée pour s’être opposés à la volonté de Washington, pour une raison ou pour une autre ?
  • Accepte-il (de l’aveu même d’un ancien Premier ministre) que l’autorité du chef du gouvernement soit en position subalterne par rapport à celle d’un obscur « Comité conjoint nippo-américain » dans la gestion du pays ?
  • Refuse-t-il, malgré le fait d’avoir été victime de l’arme nucléaire et d’être à la pointe du combat contre son emploi, de signer le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN) entré en vigueur en 2021, mais auquel n’adhèrent pas les États-Unis  (et que seuls 73 États ont ratifié en date du 16 janvier 2024) ?

 

Un pays souverain dont l’espace aérien est contrôlé par une puissance extérieure.

 

Il convient ici de rappeler que le Japon est l’hôte de quelque 80 bases et de plus de 50 000 soldats américains sur son sol. De tous les alliés stratégiques des États-Unis, il est le seul à accorder un droit d’extraterritorialité quasi-total à ces bases, à leur personnel et à l’espace aérien qui les entoure. Le plus important de ces espaces aériens contrôlés par l’armée US et excluant tout trafic aérien civil est celui autour de la base de Yokota.

 

La base elle-même couvre une superficie de 7 km2 mais son espace aérien pour l’usage exclusif des forces américaines s’étend dans les faits sur 39 000 km2 jusqu’à une altitude de 7 000 m, empiétant même sur une partie du ciel de Tokyo, la capitale. Les pilotes de ligne de l’aviation civile, interdits de survol dans cette zone exclusivement américaine, doivent recourir à des détours coûteux et des manœuvres acrobatiques pour desservir l’aéroport international de Tokyo-Haneda.

 

Les autorités nippones ne peuvent pas tracer de nouveaux couloirs aériens conduisant à l’aéroport de la capitale dès lors que ceux-ci toucheraient cet espace sanctuarisé. Nagano (où l’auteur réside), situé à 300 km de Tokyo, ne peut ainsi avoir une liaison aérienne avec la capitale car l’obligation pour les aéronefs civils de contourner le gigantesque « espace aérien Yokota » rend cette route non rentable.

 

La vassalisation du Japon : retour historique.

 

En 1945, le Japon vaincu fut occupé par les États-Unis. La première tâche de l’occupant, avec à sa tête le Général Douglas MacArthur, fut de juger et de condamner la classe dirigeante civile et militaire de l'empire et de purger massivement sa fonction publique. Ceci tout en exonérant l’Empereur Hirohito - pourtant commandant suprême de l'Armée et de la Marine et du quartier général impérial - de toute responsabilité dans la conduite de la guerre d’agression du Japon.

 

Les Américains ont su gagner le cœur de la population nippone, jusque-là farouchement anti-américaine, en lui exportant leur démocratie libérale, s’agissant d’un pays habitué à l’autocratie militariste pendant les décennies qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale. Inspirée du modèle bismarckien, la constitution de l’Empire du Japon datant de 1889 se trouve abolie par les Américains, pour se voir remplacée par une autre, en partie copiée de l’américaine, fondée sur les principes de souveraineté populaire, de respect des droits fondamentaux de l’Homme, ... et de la promotion du pacifisme.

 

La transformation démocratique et libérale du pays entraînée par cette nouvelle constitution, d’où n’était pas écarté un empereur toujours objet de vénération, fut bien accueillie par la population nippone. Celle-ci provoque un retournement spectaculaire de la population désormais favorable à l’ennemi d’hier. Ainsi du jour au lendemain, les premiers occupants étrangers de son histoire sont accueillis par la population comme des libérateurs.

 

Il va sans dire que les autorités japonaises d’après-guerre, à commencer par l’empereur, sont entièrement aux ordres du Général MacArthur, nouveau maître du Japon. Cette relative facilité des Japonais à s’adapter à l’ennemi d’hier trouve son origine dans la façon dont le Japon s’est modernisé au XIXe siècle en s’inspirant du modèle occidental (Cf. « Le Japon est-il asiatique ? » de l’auteur, paru dans l’édition de mai 2024 de notre publication Nouveaux Regards sur l’Asie). Elle explique par ailleurs comment les Japonais se sont accommodés sans trop de mal à la soumission de leur pays à l’Amérique.

C’est depuis cette période d’occupation américaine que la coutume de « se soucier de la volonté de Washington avant toute décision importante » s’est installée de façon permanente dans la classe dirigeante du pays. De là date le début de « la vassalité » du Japon envers l’Amérique. Une nouvelle indépendance sous conditions.

 

Une nouvelle indépendance sous conditions.

 

La Guerre de Corée (1950-1953) bénéficie au Japon occupé qui connaît alors une forte croissance grâce à son rôle de base logistique pour les forces américaines. Cette guerre a par ailleurs précipité la décision de Washington de faire de l’archipel un allié stratégique dans son effort d’endiguer la montée du communisme (URSS, Chine, Corée du Nord, Vietnam…) dans cette partie du monde (Théorie des dominos).

 

L’Amérique s’est alors empressée de restituer au Japon son indépendance par le Traité de San Francisco de 1951, tout en prenant des mesures pour s’assurer que le pays demeure solidement sous son contrôle. C’est ainsi qu’à la suite du Traité de San Francisco, d’autres accords secrets sont signés pour garantir, entre autres, le droit des forces américaines à continuer de stationner sans entraves sur le sol japonais. On peut y voir la prolongation du régime d’occupation militaire américain, sous une autre forme.

 

Le comité consultatif nippo-américain sur la défense : véritable maître du Japon.

 

Afin de s’assurer que le Japon redevenu « souverain » ne sorte pas des limites imposées par son ancien vainqueur, un « Comité consultatif nippo-américain sur la défense » siège depuis 1952 dans un hôtel militaire appartenant aux États-Unis.

 

Y sont représentés, côté américain, des officiers militaires et le N°2 de l’ambassade américaine et, côté japonais, des hauts fonctionnaires de différents ministères. Censé coordonner les affaires courantes des militaires US au Japon, ce Comité garde jalousement secrètes ses délibérations et ses décisions et passe pour s’ingérer dans d’autres domaines relatifs aux affaires intérieures de l’archipel.

 

Certaines sources japonaises vont même jusqu’à considérer que les hauts fonctionnaires nippons n’assisteraient à ces réunions de travail que pour recueillir les « souhaits » de la partie américaine et les faire appliquer par leurs ministères respectifs, quand bien même certains de ces « souhaits » iraient à l’encontre des dispositions de la Constitution japonaise… De 2001 à 2009, Tokyo recevait une « lettre annuelle » énonçant ce que Washington « souhaitait » voir réformé dans certains règlements et textes législatifs japonais parce que jugés gênants pour les intérêts économiques américains. Il s’est dit que le Premier ministre Hatoyama (2009-2010), qui supprima ce système humiliant de « lettre annuelle américaine», aurait admis que c’est en accédant à la tête du gouvernement qu’il aurait découvert que son autorité de Premier ministre était placée en position subalterne par rapport à celle du Comité Consultatif nippo-américain...

 

M. Hatoyama aurait par ailleurs découvert à son grand dam que le « Comité » était tenu au courant de tous les propos qu’il tenait en privé avec ses proches collaborateurs ! Après avoir tenté de faire déplacer une importante base américaine contre la volonté de Washington, le mandat de M. Hatoyama s’est achevé subitement au terme de seulement huit mois à la tête du gouvernement. Pendant ce temps-là, le Japon n’a cessé de glisser dans le classement des grandes puissances économiques mondiales : au 2ème rang à la fin des années 1960, l’archipel est aujourd’hui passé au 4ème et bientôt au 5ème. Les multiples ouvertures du marché japonais (industries, travail, finances, services postaux…) forcées par l’Amérique ont sensiblement affaibli l’économie de l’archipel.

 

Chaque fois qu’une industrie de pointe japonaise devenait trop performante, celle-ci devait s’effacer devant ses concurrentes américaines. Il en a résulté un déclin du Japon sur le marché mondial des industries de pointe (semi-conducteurs, en particulier).

 

Les effets bénéfiques de la vassalité.

 

La position de « vassal » des États-Unis n’a pas eu que des désavantages pour l’archipel. Tout au contraire, la protection militaire américaine a permis au Japon de vivre dans la paix et de prospérer au cours des sept décennies qui ont suivi le conflit mondial.

 

Quand le Japon a recouvré son indépendance en 1952, il s’est dans le même temps vu imposer par l’occupant américain une Constitution « pacifique » laquelle stipule en son Article 9 : « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu'à la menace ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. »

 

En dépit des clauses « pacifiques » de cette Constitution interdisant notamment la possession d’une armée, le Japon a néanmoins fait en sorte de disposer d’une « Force d’auto-défense » qui n’en est pas moins puissante et moderne. Depuis, les États-Unis n’ont pu que regretter que cette Constitution pacifique – qu'ils avaient pourtant dictée à l’archipel -, serve de prétexte aux Japonais pour rejeter les demandes de son ancien vainqueur de prendre part aux guerres engagées par les USA en Corée, au Vietnam, en Irak, en Afghanistan, etc. Même si Tokyo se montre un allié fidèle des États-Unis dans les crises régionales face à la Chine, la Russie et la Corée du Nord, l’apport du Japon à cette alliance – Constitution oblige - demeure purement de type « défensif », au grand dam de Washington.

 

De surcroît, grâce à la présence militaire pérenne américaine sur son sol qui a permis au Japon de bénéficier de la protection de son allié pour sa défense nationale, il lui a été possible de concentrer l’ensemble de ses ressources nationales à son développement économique. Et cela au point de devenir une puissance économique et de constituer, comble de l’ironie, un concurrent redoutable pour les USA.

 

Résistances à la domination américaine.

 

Même si la population, traditionnellement favorable à tout ce qui provient de l’Occident (et donc de l’Amérique), demeure indifférente à sa dépendance aux USA, il s’est quand même trouvé des dirigeants japonais qui ont tenté de s’opposer aux desiderata américains.

 

La disparition soudaine de la scène politique japonaise de certains d’entre eux pourrait en être la conséquence. Comme il s’est agi pour le Premier ministre Hatoyama mentionné précédemment, les Américains ont toujours le moyen de faire tomber quiconque se rapprochant trop à leur goût de la Chine communiste, et ayant opposé à Washington une fin de non-recevoir à une demande d'ouverture du marché.

 

Chaque fois qu’un Premier ministre quitte le pouvoir prématurément, on se demande ce qu’il a bien pu faire pour s’attirer le courroux des Américains. Un exemple : Le Premier ministre Tanaka (1972-1974) a dû remettre sa démission et mettre fin à sa vie politique à la suite du scandale Lockheed. Il est aussi connu pour s’être attiré la colère de Washington après sa visite éclair de 1972 à Pékin laquelle a abouti (sept années donc avant les Américains !) à l’établissement de relations diplomatiques sino-japonaises.

 

Autre exemple : le bruit court encore aujourd’hui que c’est pour ne pas avoir cédé à la forte pression américaine de prendre part à la guerre en Irak que le Premier ministre Fukuda Yasuo (2007-2008) a dû mettre fin à son mandat à la tête du gouvernement. Aujourd’hui encore, il est de coutume que, sitôt élu par la Diète (Chambres basse et haute) et nommé par l’empereur, tout Premier ministre se doive de se rendre toute affaire cessante à la Maison Blanche comme pour recevoir sa bénédiction. Un tout récent exemple de cette subordination du Japon aux USA : Kishida Fumio, Premier ministre impopulaire au plus bas des sondages, n’a annoncé à la nation le 14 août dernier sa décision de démissionner qu’après en avoir, selon la presse, informé préalablement Washington afin d’y être autorisé...

 

Conclusion

 

Le Japon est certes un pays souverain mais sous une forme très particulière. Les Japonais sont connus pour faire montre de docilité envers l’« Okami » (l’autorité supérieure) et l’Okami en l’occurrence est l’Amérique. La remise en question de l’Okami est très mal vue dans la société nippone.

 

Aussi la subordination aux États-Unis n’est pas jugée déshonorante et est même volontiers acceptée dans un pays où l’identification à l’Occident est au cœur même de la mentalité nationale depuis la modernisation du pays au milieu du XIXe siècle. Cependant, un début de changement à cette situation de subordination à l’Amérique est peut-être en train de se dessiner depuis le 28 septembre avec l’élection de M. Shigeru Ishiba à la tête du gouvernement. Connu pour ses positions nationalistes, le nouveau Premier ministre ne cache pas son intention de renégocier l’accord bilatéral nippo-américain qui est sur certains aspects au détriment de Tokyo.

 

Reste à savoir si Washington acceptera de changer cette situation dans le sens souhaité par les Japonais. Il suffit de se rappeler le sort malheureux des prédécesseurs de M. Ishiba, pour penser que le nouveau Premier ministre aura beaucoup de mal à se faire entendre à Washington. En particulier si la Maison Blanche est à nouveau occupée par Donald Trump.

 

 

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Né en 1947 à Taiwan, CHEN Yo-Jung a grandi au Vietnam et à Hong Kong. Il a fait ses études supérieures au Japon puis a servi pendant 23 années à l’ambassade de France à Tokyo en tant qu’attaché de presse et traducteur interprète. Naturalisé Français en 1981, Chen Yo-Jung est devenu en 1994 fonctionnaire titulaire du Quai d’Orsay. Il a servi en tant que consul adjoint/conseiller de presse dans plusieurs postes diplomatiques et consulaires français, dont à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin, avant de prendre sa retraite au Japon en 2012.

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